Le touriste, après avoir gravi péniblement une montagne, prend plaisir à revoir le chemin parcouru, à découvrir de nouveaux horizons et à former, de son observatoire, les plans de nouvelles excursions, c’est-à-dire de nouvelles fatigues. On nous permettra de nous accorder une satisfaction analogue et, après l’apparition du tome II de la Patrologie Syriaque, des tomes I et II de la Patrologie Orientale et de six numéros de la seconde série de l’Orient Chrétien, de jeter un coup d’œil sur le chemin parcouru et de prévoir les futurs travaux.
Il y a près de vingt ans que Mgr Graffin, professeur à l’Institut catholique de Paris, formait le projet de compléter les Patrologies de Migne par la publication des textes Orientaux. L’entreprise était beaucoup plus difficile que celle de Migne, lequel n’avait qu’à réimprimer d’excellentes éditions et pouvait trouver facilement des hommes connaissant assez de grec et de latin pour corriger des réimpressions.
Il n’en va pas de même pour les textes orientaux. La plupart sont inédits et se trouvent par fragments dans un grand nombre de bibliothèques; les textes édités eux-mêmes n’ont souvent que des éditions provisoires basées sur quelques manuscrits et non sur l’ensemble des manuscrits. Nous en sommes donc, pour ces textes, au point où l’on en était, pour les textes grecs et latins, au commencement du XVIe siècle, avant les éditions des bénédictins et de leurs émules. On doit vaincre les difficultés scientifiques de recherche des manuscrits, collations, traductions et éditions, en même temps que les difficultés typographiques, les seules que connut Migne.
Mgr Graffin espérait triompher des difficultés scientifiques avec l’appui des nombreux savants qui consacrent en tout pays leurs labeurs aux langues orientales et avec l’aide de ses meilleurs élèves. Sans parler du contrôle continu qu’il comptait exercer sur les publications, il se réservait, dans la Patrologie Syriaque, la tâche la plus ingrate mais la plus importante, qui était de collationner les divers manuscrits, car il ne concevait alors que des éditions ne varietur, autant du moins que ses forces le lui permettraient.
Restaient les difficultés typographiques, et elles étaient plus nombreuses pour les textes orientaux que pour les textes grecs et latins. En effet, Migne, qui a édité de manière suffisante des textes grecs-latins, s’est trouvé, au moins une fois, en présence d’un texte syriaque (1). Celui-ci avait été édité et traduit en latin par J. Wetstein en 1752, corrigé et réédité par Gallandi, traduit en allemand par Zingerle (1827) et en français par C. Villecourt. Migne se trouvait donc en présence d’un monument édité, réédité, traduit en trois langues, toute difficulté scientifique semblait écartée. Et cependant, dans l’édition Migne, les r remplacent les d, et réciproquement; les m sont pour les c, les n pour les i, les c pour les b et réciproquement, les lettres à liaison remplacent les lettres isolées. Inutile de dire que les points diacritiques sont rares et que les pointsvoyelles manquent, mais les signes du pluriel eux-mêmes sont souvent omis ou se trouvent sur l’adjectif et manquent sur le nom qui le régit (2). De plus, la colonne syriaque occupe deux fois la place de la colonne latine, qui doit encore être allongée par de nombreux blancs; enfin les variantes, imprimées avec les caractères du texte, s’étagent disgracieusement au bas des pages. Et pour aboutir à ce désastreux résultat, en matière aussi facile, Migne a encore dû recourir à l’imprimerie Impériale (1857), devenue depuis Nationale, et employer les anciens caractères dessinés et fondus à Rome par les Assémani et la typographie papale au XVIIIe siècle et devenus, par confiscation, les types courants de l’imprimerie Nationale (3).
Mgr Graffin commença par créer un nouveau type de caractères syriaques jacobites, à la fois élégants et faciles à juxtaposer au latin; il le réalisa en corps 16 et en corps 9 et acheta un corps 7 pour les variantes. Pour donner un texte aussi « fini » que possible, il voulut lui ajouter les voyelles et, pour éviter leur chevauchement lorsqu’on les compose sur une ligne spéciale, il les fit fondre avec la consonne correspondante. Après quoi, avec l’aide d’un de ses élèves, il publia (1894) le premier volume de la Patrologie Syriaque comprenant les œuvres d’Aphraates (hors la Dém. XXIII) avec traduction latine et les variantes de tous les mss. accessibles. Le texte et la traduction sont disposés sur colonnes parallèles; les variantes, les renvois à l’Écriture et de rares notes figurent au bas des pages. Il suffira d’un coup d’œil jeté sur cet ouvrage et sur l’essai informe de Migne pour juger du progrès réalisé (4).
Cependant la Patrologie Syriaque conçue comme une édition définitive, rencontrait de nombreuses difficultés. Il fallait d’abord recueillir tous les ouvrages d’un même auteur, rechercher tous les manuscrits accessibles, trouver un savant qui voulût traduire en latin. Restaient ensuite les difficultés de collation de tous les mss., de mise en pages sur colonnes parallèles, de confection de lexiques et de tables que Mgr Graffin contrôlait et, le plus souvent, assumait personnellement.
Pour concentrer les reproductions des divers manuscrits d’un même ouvrage, il avait eu recours à la photographie; mais la photographie sur plaques, qu’il avait employée pour son premier volume de Patrologie Syriaque, lui paraissait lente, incommode, coûteuse. Il chercha mieux et eut le premier l’idée d’employer, devant l’objectif, un prisme à réflexion totale qui donne du premier coup sur papier l’image négative redressée de la page du manuscrit. Cette invention, à elle seule, suffirait à lui mériter la reconnaissance de tous les savants, car il enseigna son procédé à qui voulut le connaître et alla jusqu’à laisser son premier appareil, alors unique, au photographe de la Vaticane, Luchetti, afin qu’il pût être utilisé au profit de tous. Depuis lors les principales bibliothèques et bon nombre de savants se firent construire des instruments analogues qui dérivent tous directement ou indirectement de celui de Mgr Graffin (5). Le problème de la collation des manuscrits était résolu.
Restaient les difficultés résultant des traductions latines et de la mise en pages. De plus, Mgr Graffin s’était rendu compte que la Patrologie Syriaque à elle seule entraîne de nombreux ouvrages chrétiens orientaux écrits en d’autres langues et presque tous inédits qui en sont les sources, les remaniements ou les dérivés. Il résolut donc de lui adjoindre une Patrologie Orientale qui comprendrait les textes orientaux, et même grecs non imprimés par Migne, traduits dans la langue que le savant chargé de l’édition estimerait la plus avantageuse et qui paraîtraient par fascicules, au fur et à mesure de leur découverte ou de leur préparation, le texte au haut de la page et la traduction au bas, et avec, sous le texte, les variantes et, sous la traduction, les renvois et les notes. Ces fascicules eux-mêmes, au fur et à mesure de leur apparition, devaient être réunis en volumes, et former une collection de textes analogue à la collection Texte und Untersuchungen que M. Harnack a fondée et dirige avec tant de succès. Ce nouveau projet fut réalisé au Congrès international des orientalistes de 1897, avec l’aide de M. J. Perruchon et de savants de tous pays venus à Paris à l’occasion de ce congrès. Aussitôt Mgr Graffin fit dessiner, graver et fondre un nouveau caractère éthiopien (corps 12 et corps 9) et M. Perruchon voulut bien se charger d’éditer Le livre des mystères du ciel et de la terre et de préparer, de concert avec MM. René Basset, Conti Rossini et I. Guidi, l’édition du Synaxaire éthiopien. Les vicissitudes de cette entreprise, la maladie de M. J. Perruchon qui vint un instant la compromettre, et les circonstances dans lesquelles je fus amené à offrir à Mgr Graffin, qui avait été mon maître et qui m’avait libéralement donné des photographies et des copies de mss., ont déjà été racontées ailleurs (6). De plus, le détail des ouvrages parus se trouve sur la couverture de la présente Revue. Il me suffit donc d’ajouter que les caractères créés exprès pour la Patrologie Orientale (éthiopien, corps 12 et 9; arabe, corps 16; copte, corps 16 et 9; estranghélo, corps 16 et 9; syriaque jacobite déjà mentionné, corps 16 et 9), les quinze fascicules parus, les neuf fascicules qui sont à l’imprimerie ou entre nos mains prêts pour l’impression, sans parler des travaux en préparation, sont un positif témoignage de la vitalité de cette œuvre et de son avenir (7). Il nous reste à ajouter quelques lignes sur le tome II de la Patrologie Syriaque et sur la Revue de l’Orient Chrétien.
Le tome II de la Patrologie Syriaque contient: 1° la démonstration XXIII d’Aphraate avec un lexique de tous les mots employés par cet auteur, des tables des noms et des matières et des citations de la sainte Écriture et une concordance du texte avec l’édition princeps de W. Wright; 2° Bardesane, Le livre des lois des pays avec une étude sur l’auteur et ses ouvrages et des tables comme ci-dessus; 3° deux rédactions du martyre de saint Siméon bar Sabba’é avec une étude sur la vie, les écrits, le martyre de Siméon et sur la persécution de Sapor, et des tables; 4° l’Apocalypse et la lettre de Baruch avec préfaces et tables; 5° Le Testament d’Adam avec, en appendice, les Apotelesmata d’Apollonius de Tyane, source d’une partie du Testament d’Adam. Ce dernier écrit, qui est en langue grecque, est édité pour la première fois.
La Revue de l’Orient Chrétien, fondée, en 1896, sur l’initiative et avec le concours matériel de Sa Sainteté Léon XIII, pour compléter par des articles de caractère plus nettement scientifique la Revue bi-mensuelle de la Terre Sainte, avait été aiguillée de plus en plus, par M, Léon Clugnet, dans la voie scientifique d’éditions de textes chrétiens orientaux. A la fin de sa neuvième année, des difficultés matérielles menacèrent son existence (8), mais les hommes désintéressés et dévoués qui forment aujourd’hui son comité directeur (voir page 2 de la couverture) unirent leurs efforts pour la sauver. Actuellement cette Revue est ouverte à toutes dissertations relatives aux chrétiens orientaux. Elle peut ne pas s’occuper de la chronique locale, des menues nouvelles d’Orient et ne pas faire de vulgarisation puisque tel est le rôle plus spécial de la Revue de la Terre Sainte dont elle est le supplément. A défaut de dissertations elle publie des analyses ou traductions des textes orientaux inédits ainsi que de courts textes également inédits a fin de vulgariser le plus vite possible les littératures orientales et de porter leurs œuvres à la connaissance des savants. Mgr Graffin consacra aussi à cette Revue une part de son activité et lui obtint en particulier un secours de cent francs de M. Sénart, membre de l’Institut, et une dernière mais très importante subvention de Sa Sainteté Pie X.
Et maintenant il nous suffit d’ajouter que le tome IV de la Patrologie Syriaque est fort avancé, et que l’existence de la Revue de l’Orient Chrétien est assurée pour plusieurs années. Ce sera l’honneur de Mgr Graffin et de ses collaborateurs d’avoir si bien mis en relief les chrétientés orientales par ces collections de textes et de dissertations.
F. NAU.
1 Patrologie grecque, tome 1. col. 379 à 451: Duae epistolae sancti Clementis (ad virgines).
2 Col. 381, l. 21 ܩܪܡ (pour ܩܕܡ); – col. 383, l. 14 ܓܕ (pour ܓܝܪ); – c. 385, l. 9 ܘܩܪܝܫܩܬ (pour ܘܩܪܝܫܩܬܐ); – col. 389, l. 17 ܒܝܪ (pour ܒܝܕ); – col. 391, l. 8 ܒܡܠ (pour ܒܟܠ). – Ibid ܐܢܙܓܕܐ (pour ܐܝܙܓܕܐ). – Col. 393, l. 23 ܕܒܬܝܒ (pour ܕܟܬܝܒ); l.22 ܟܪܘܚ (pour ܒܪܘܚ). – Col. 389, l. 22 ܕܩܪܝܬܟ (pour ܕܩܪܝܬܟ). – Dans les doux premières colonnes les signes du pluriel figurent quatorze fois et manquent seize fois, etc., etc., etc. Notre but n’est pas de critiquer Migne, mais de faire remarquer sur un exemple pris chez ce célèbre éditeur, combien il était difficile de faire imprimer correctement en France un texte oriental.
3 D’ailleurs cet établissement « n’exécute, pour le compte des particuliers, que les ouvrages exigeant l’emploi de caractères étrangers qui ne se rencontrent pas dans les imprimeries du commerce ». Cf. Nouveau Larousse illustré, t. V. p. 249. On comprend en effet que cette imprimerie, fondée et entretenue par las contribuables, ne puisse leur faire une inégale -et par suite déloyale- concurrence. Migne ne pouvait donc pas compter sur elle pour l’impresion d’une longue suite d’ouvrages.
4 Chacun imaginera facilement le nombre de voyages que Mgr Graffin dut faire à l’imprimerie Firmin-Didot, au Mesnil, département de l’Eure, pour former compositeurs et correcteurs. Il voulut assister en personne au tirage de chaque feuille pour vérifier les dernières corrections et pouvoir réparer aussitôt les accidents (bris ou déplacements de lettres) qui pouvaient se produire durant le tirage.
5 Mgr Graffin exposa son appareil de photographie à l’exposition universelle de 1900, Groupe 1, Classe 3, n° 43 du Catalogue, dans l’exposition particulière des professeurs de l’enseignement libre, qu’il fut seul à organiser, diriger et solder, et qui obtient deux grands prix, deux médailles d’or, deux médailles d’argent, une médaille de bronze.
6 Revue Critique, 1905-1906.
7 Inutile encore de mettre en relief le nombre de lettres (un millier), d’annonces, d’articles qui ont été nécessaires pour mettre cette œuvre en train et les difficultés de tous genres provenant souvent des moindres causes matérielles ou du fait de certains. Ces difficultés pourraient facilement être comparées à toutes les épreuves endurées par saint Paul: periculis latronum, periculis ex genere, periculis ex gentibus, periculis in civitate… periculis in falsis fratribus.
8 En mai 1905, à mon retour du congrès des Orientalistes d’Alger, le premier numéro n’était pas encore commencé. Je proposai alors à Mgr Charmetant, le distingué directeur des Œuvres d’Orient, de la Revue de la Terre Sainte et de son supplément la Revue de l’Orient Chrétien, de diminuer les dépenses et je lui offris de faire gratuitement fonction de secrétaire pour terminer la série et chercher une combinaison pour sauver la Revue. Fort de l’appui de Mgr Charmetant et de Mgr Graffin, après bien des démarches inutiles, je trouvai enfin M. l’abbé J. Bousquet, M. l’abbé L. Leroy et M. l’abbé E. Mangenot, professeurs aux Instituts de Paris ou d’Angers, pour unir leurs efforts aux nôtres. Cette année chacun des membres du comité directeur verse cent cinquante francs pour la Revue.
Source : Revue de L’Orient Chrétien, vol. 12. Fasc. 2. 1907. pp. 113-118.